Ando Reizo | For Human's Sake

Bien gardée dans une pochette rouge, se trouve plusieurs documents, où est écrit en toutes lettres, à la main : "Testament".


Tu devais t’y attendre ; nous ne menons pas une vie comme les autres. Sillonnant les hectares vierges du Kantô, nous ne faisons que tomber de mauvaise surprise en mauvaise surprise ; il y en aura forcément une qui me fera tomber. Je ne me fais pas d’illusion sur le dénouement de ma vie : je mourrai jeune.

Et ce sera sans regrets. Non, je ne regrette pas cette vie désenchantée, au futur incertain. Je ne regrette aucunement les choix que j’ai pris. Je ne regrette pas de nous avoir donné la vie que nous avons. D’avoir toqué à la porte de tes parents adoptifs en pleine nuit, au plus chaud du mois d’août 2008, et de t’avoir pris de force avec moi, moi du haut de mes 16 ans. Cris, disputes, menaces de police. Nous n’avions jamais été en bons termes, eux qui n’ont pris que toi bébé, sans moi ; mais le Destin m’a donné raison. Eux aussi furent retrouvés morts, la semaine suivante. Tu étais tout petit, innocent, moins d’une dizaine d’années ; tu n’imaginais pas non plus le calvaire que je venais de traverser cette nuit-là. Mais tu m’as fais confiance, et m’a suivi. Pour toujours.

Je n’aurais imaginé faire un jour ce baptême de l’horreur, mais ce fut réel ; le monde dans lequel je vivais jusqu’à mes 16 ans s’est effondré. Fini ce temps où l’Homme est tout en haut de la chaîne alimentaire, en maître ; c’est une évidence pour toi, toi que j’ai éduqué dans la crainte de ces monstres environnants ; mais pour moi, ce fut un effondrement moral et existentiel terrible...

La première fois, je ne voulais pas y croire. Je me trouvais mille raisons rationnelles pour justifier la mort sanglante de ma petite-amie ; des chiens enragés, errants..même si ça ne correspondait pas à ce que j’avais vu. Mais quand ce fut au tour de mes amis qui moururent les jours suivants, tout m’obligea à voir la réalité en face. La raison, la réponse, fut la trahison : c’était cet ami, ce camarade, qui s’est vu pousser de longues dents depuis peu, qui nous l’avait caché. Ne me venge pas : je l’ai déjà fait. Le même soir, quand je suis rentré, personne ne m’a accueilli : lorsque je t’ai cherché, ma famille d’accueil venait de trépasser. Un cercle de vengeances s’était engrangé. Il fallait disparaître, très vite. Tout est allé vite, trop vite, Shigeki...

Petit frère, j’envie ta longue période d’insouciance...parce que ton grand frère a grandi trop vite. A 16 ans, c’est une responsabilité d’adulte que j’ai dû avoir en te prenant à ma charge ; avec toute l’angoisse de partir sans affaires, sans toit, sans contacts, sans moyens de communication. Mais bien avant ça, la Vie m’avait déjà fait maturer trop tôt. Oui, je parle de la perte de nos parents. Tu étais bébé, tu ne l’as pas vécu ; comme tu n’as pas vécu notre séparation, ni l’enfer du foyer d’accueil, ni leur enterrement.


Ne me plains pas ; dans ce long chemin de désastres, j’ai eu aussi mes moments de joie.

Tout d’abord, qui n’a pas été émerveillé à l’annonce d’un prochain petit frère ou d’une petite sœur ? J’étais déjà enchanté de t’accueillir avant que tu naisses. Nos parents...je suis désolé de ne t’en avoir jamais parlé. Ce n’est pas que j’ai trop de peine pour, c’est juste que je ne veux pas briser l’image que tu te fais d’eux. Ils ont été les meilleurs parents à mes yeux, bien que la société les ait mis à l’écart. Des drogués. Des junkies alternant entre dure désintox et addiction sévère, leur situation était incertaine ; mais jamais, au grand jamais, ils ne s’étaient montrés violents. Je conserve que de souvenirs heureux avec eux. Malheureusement, je n’ai jamais eu vent de famille de leur côté ; pas sur Tokyo en tout cas. Ils sont morts le 13 mars 2000 dans leur appartement ; par leurs dealers selon la police. Je n’y crois pas une seule seconde. Ces monstres nous ont frappé très tôt, c’est une évidence ; le rapport du légiste est encore consultable.

J’ai eu aussi mes moments de gloire, et mes premiers amours. Bagarreur dans l’âme, on a canalisé cette vigueur dans le sport, plus précisément les arts martiaux. Tu sais que j’ai de longues années de pratique du karaté et du jujitsu ; j’ai cumulé compétitions sur compétitions. Si bien que j’ai intégré un cursus sport/études, dans l’optique d’intégrer l’équipe nationale de karaté du Japon. L’étiquette du sportif m’allait bien ; on me respectait sans que je me force, et je n’avais pas besoin de draguer pour avoir les conquêtes que je voulais. Des noms me reviennent. Je croyais à mon groupe d’amis. Tout fut balayé en l’espace de quelques jours.

Pour le meilleur de mon existence. Tu as peut-être l’impression que j’ai toujours été en fugue ; au propre, chez mes parents adoptifs, comme au figuré intérieurement. C’est vrai. Tu as totalement raison : depuis mes huit ans, je me suis sentis chez moi nulle part. Et les pertes successives m’ont fait comprendre que je n’avais même plus ma place dans notre capitale.

Tu sais quoi ? Je l’ai retrouvée. D’une manière aussi insoupçonnée que tout s’est tout ce que j’ai vécu.

As-tu lu Thoreau ? As-tu lu Hemingway ? As-tu lu les auteurs romantiques ? Sauf que ces derniers n’ont pas expérimentés ce qu’on fait les premiers. Mais il y a de la vérité en eux. Ils ont perçu, mais pas ressenti. La brisure du vent d’Ouest sur le visage, l’air marin qui parfume nos cheveux, le doux éveil du crépuscule ; tout ça, je t’ai donné la chance de le vivre. Pour moi, un pur citadin de base, ce fut un renouveau. Alors certes, les premières années , les premiers mois surtout, furent difficiles. Je me suis beaucoup planté ; ça nous coûté des repas, ou des infections diverses. Mais j’ai appris, pas à pas ; j’ai enfin compris le cycle des récoltes, comment tirer avec une carabine, tuer ma proie, comment faire une bonne isolation de l’habitat, etc. Toutes ces activités manuelles que nous ne faisons pas, que nos grands-parents ne nous ont plus transmis ; un gâchis. Alors même si la morsure du froid et de la faim sont dures, je sentais, au plus profond de moi, que j’étais sur la bonne voie.

Vivre dans les bois, la nature - ce fut le meilleur choix de ma vie, de loin. En dépit de la rudesse, sentir la rosée du matin sur moi me réveillant, me laver dans cette eau claire sans particules fines, observé sans heure et sans contraintes les plaines calmes, m’a régénéré plus grandement que je ne l’aurais cru. Mentalement, physiquement. Envolés, les brisures de l’enfance, et le stress permanent de la vie urbaine. Tout pris sens ici. Ce que veut dire Travail, Loyauté, Courage. Le pourquoi je suis venu au monde, pourquoi je suis passé par tout ça. Je me suis reconnecté à moi-même. Je devais y passer. Petit frère, nous sommes les premières victimes à rester vivantes de ces monstres d’un nouveau genre ; c’était notre destin.

Je ne me suis jamais sentis aussi en forme qu’en vivant ainsi ; plein d’énergie, rarement malade. Ce qui m’a le plus surpris, ce fut ma peau ; après des années de bataille avec l’eczéma, plus jamais je n’ai fais de crises ; elle s’est même raffermie, gardant cette douceur que je pensais inatteignable, voire réservée aux femmes ; mes cheveux brillent et sont forts comme ils n’ont jamais été.

Surtout, j’eus envie à nouveau de m’entraîner, comme je le faisais auparavant, mais de moi-même ; par envie, sans discipline mentale. Je me suis perfectionné en armes, découvrant cet autre univers inconnu jusque-là. M’entraîner, m’améliorer, me renseigner, tester des alliages, pour appréhender nos futures rencontres avec ces créatures. J’ai attendu d’en savoir assez pour te transmettre ce que j’ai appris ; comment faire du feu, chasser, construire un toit, fabriquer des pièges, et te défendre. Pour lorsque ça arrivera, tu puisses continuer à vivre, à survivre, sans moi. Quelle joie aussi de transmettre. Je n’aurais pas vécu malheureux ; pour rien au monde, je n’aurais troqué cette vie-là contre une autre.

Aussi, lorsque ce jour funeste arrivera, je ne te demande qu’une seule chose : continuer mon combat. Je t’en supplie, de là où je serai : ne te laisse pas abattre par ma disparition. Ne la rend pas inutile. Prends-là comme une étape de la vie ; nourris-toi de ce qu’elle génère, fais-en une énergie nouvelle, et utilise-la. Trouve d’autres personnes comme nous, forme-les. Je sais ce que c’est de traverser un deuil, et crois-moi : nous sommes plus forts que nos émotions. Nous sommes plus que nos traumas. Je t’ai presque élevé, je sais que tu seras à la hauteur. Si j’avais eu plusieurs disciples, plusieurs élèves, tu serais le meilleur que je n’aurai jamais eu. Plus que ça, tu m’auras accompli mon devoir de vie.

Je te souhaite la vie la plus longue possible, avec des moments de bonheur inoubliables,