reyla ☽ stuck in a loop for eternity

Les moisissures se mêlent aux effluves des cadavres décomposés des pauvres bêtes rassemblées dans cet abject océan d'immondices. D'un mouvement brusque, elle expédie d'un coup de pelle les restes d'un chien errant dont la tête vient s'extirper du reste de son squelette. Les expressions de son visage témoignent de son dégoût indubitable. La croquemort improvisée entreprend de faire remonter son pull-over jusqu'à la pointe de son nez pour se protéger des odeurs nauséabondes tandis que des larmes viennent couler le long de ses joues. Une manifestation humaine, émotionnelle, très inattendue pour ce cœur de glace dépourvu de toute humanité. Reyla, figée par une telle démonstration de ses émotions se rend bien vite à l'évidence : ces larmes chaudes qui coulent sur son visage ne sont pas les siennes, ce ne sont, d'ailleurs, pas des larmes du tout. Une pluie de sang tombe du plafond jonché de trous creusés par les âges et les décennies. Quelle bête a-t-il encore malmenée, torturée, découpée, pour satisfaire ses expériences obscènes ? La jeune femme ne sourcille point quand son tortionnaire vient ouvrir violemment la porte de la cage d'escalier qui sépare le sous-sol du rez-de-chaussée.  "Reyla !!! Grimpe là-haut et clean moi tout ça !! ». Conservant la pelle entre ses mains, la jeune femme grimpe, une à une et à faible allure, les marches des escaliers avant de pénétrer dans la cuisine où l'attendait certainement le cadavre d'un chat, d'un chien, d'un loup ou d'un tout autre animal. Le dos recourbé sur l'évier, le vieil homme frottait ses mains sous le robinet, nettoyant ses péchés et les traces de ses monstruosités. Reyla se rapprocha du frigidaire. "Celui-ci tu peux me le balancer directement au four. Inutile de le laisser pourrir avec les autres." Ses instructions données à Reyla, il quitta la cuisine. Ce n'est finalement ni un chat ni un chien qu'elle trouva dans le frigidaire mais le cadavre encore brûlant d'un être humain. Reyla chancela. Le cadavre semblait avoir été découpé en plusieurs petits morceaux, étalés sur les grilles du frigidaire. Cette vision d’horreur eut un véritable effet d’électrochoc pour la mortelle. La prison mentale dans laquelle elle était enfermée vint subitement se déverrouiller.

Des bribes de souvenirs défilaient dans sa tête à vitesse fulgurante. Ainsi, elle se revoyait petite fille, trimbalée de famille d'accueil en famille d'accueil et de spécialistes en spécialistes de l'autisme et des troubles du comportement. Elle se revoyait à l'école primaire, incapable de se faire des amis, toujours seule dans un coin préférant -et de loin- avoir d'interminables monologues avec les animaux. Ses souvenirs prirent soudain une toute autre tournure, quand les visages de sa dernière famille d’accueil lui revinrent en mémoire et qu’elle revoyait son « beau-père » chercher ses faveurs sexuelles. Elle avait seize ans. Reyla se souvenait maintenant, de sa fugue en 1979 qui l’avait amenée jusqu’aux portes du Japon, à des milliers de kilomètres de sa ville natale, Mexico city. Pendant plus de trois ans, sa survie dépendait exclusivement des poubelles des habitants de la capitale.

Son dernier souvenir qui marqua son retour à la réalité est celui de sa rencontre avec son tortionnaire. Le vieil homme se montra d’abord bienveillant, lui promettant le gite et le couvert en échange de quoi elle n’aurait qu’à travailler pour lui en tant que simple femme de ménage. Lors de sa rencontre avec lui, Reyla avait dix-neuf ans alors, pendant combien d’années avait-il exercé ses pouvoirs mentaux sur elle ? Trois, quatre, cinq ans et plus ? Pendant combien de temps avait-il fait d’elle une âme errante, zombifiée ? Reyla commença à hurler dans toute la maison avant de s’enfermer à double tour dans la salle de bain. Le vieil homme tambourina sur la porte. « Qu’est-ce que vous m’avez fait ? Qu’est-ce que vous êtes ? Qu’est-ce que vous cherchez ?! » les questions filèrent entre ses lèvres, des réponses, il lui fallait des réponses.  « Ecoute Reyla, tu peux sortir de la salle de bain, je te promets de ne pas te faire de mal et tout t’expliquer. Tu peux sortir, ma fille. » Cette porte, il pouvait facilement l’enfoncer ou même la faire littéralement exploser pour récupérer « son bien ». Bien qu’âgé physiquement d’une cinquantaine d’années, elle l’avait vue plus d’une fois utiliser cette force surhumaine qui semblait l’envahir parfois. Elle n’avait de toute façon aucune échappatoire. Ouvrir la porte était donc la seule solution. Le vieil homme l’attendait dans le couloir. « Vous me promettez de ne pas m’effacer la mémoire ? S’il vous plaît… ». Le vieil homme inclina la tête sur le côté. « Oui, maintenant, descend avec moi dans le salon ». Le trajet jusqu’au salon lui sembla durer une éternité. Installés face à face l’un et l’autre, le vieil homme prit la parole. Son discours commença par un bref retour sur sa propre vie : japonais originaire de Kyoto, homme de bonne famille, c’est en 1855 qu’il rencontra pour la première sa créatrice : une séductrice, venimeuse, autoritaire, manipulatrice. Ainsi, Reyla apprit le secret de sa force surhumaine et se longévité. Puis vint finalement le commerce pour lequel il était devenu un véritable spécialiste auprès des tsunashi-kaï : le trafic d’organes.

La vie de Reyla n’avait rien d’ordinaire, depuis le premier jour de sa vie jusqu’à ces quelques heures de révélations de la part de son bourreau. Aussi, une personne normale aurait-elle sûrement pris ses jambes à son cou ou aurait simplement réfuté l’existence des vampires. Reyla n’avait plus conscience du bien ou du mal. Toute sa vie était un assemblage d’horreurs et de souffrances. Si bien que lorsque le discours du vieil homme arriva à son terme et qu’il lui donna enfin la possibilité de s’exprimer, la jeune femme prit une décision tout à fait surprenante : « Cette... chose que vous êtes devenue…offrez-moi la même chose,. » Les rides du vampire trahissaient effectivement sa surprise. « Ne soyez pas si surpris. Vous m’avez offert une vie de calvaire. Combien d’années m’avez-vous prise ? M’offrir l’éternité, c’est peu demandé. » « Je peux satisfaire ta demande, du moins essayer, mais tu ne pourras cependant pas partir. Je te propose donc un deal : l’éternité et ta liberté retrouvée, contre ton dévouement pour le clan. Vivre ou mourir contre un peu de loyauté, c'est toi qui décide.  » Pas un moment d'hésitation, pas un éclair de conscience, une réponse à l'aveugle, sans prendre en compte les conséquences. C'est un oui. Un oui franc, audacieux, déterminant.

- - - Reyla fête son cinquante-neuvième anniversaire et ses trente-deux années d'existences en tant que créature nocturne. Spécialisée dans le trafic d'organes, c'est au cœur du business qu'elle opère : rencontrer les clients ou les bénéficiaires, négocier, capturer le vif d'or et le refourguer aux mains expertes du médecin légiste sont les fonctions principales de la demoiselle. Jeune vampire, un bambin aux yeux de ses congénères, elle attise pourtant la curiosité. Efficace, méthodique, manipulatrice et infâme séductrice, ses compétences ne sont plus à prouver. Pour cacher les apparences, Reyla travaille régulièrement au casino Monte-Carlo, détenu par son clan, en tant que barmaid.